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N’est pas grief d’ordre public qui veut  par Bernard GIANSILY, avocat

N’est pas grief d’ordre public qui veut par Bernard GIANSILY, avocat

Auteurs : Bernard GIANSILY, Avocat
Publié le : 30/09/2024 30 septembre sept. 09 2024

Ne sont pas d’ordre public les griefs tirés de ce que plusieurs électeurs n’ont pas été destinataires de leur matériel de vote après en avoir demandé la communication, d’une part, et de ce que les signatures de plusieurs demandes de communication des matériels de vote ne correspondent pas à celles figurant sur les documents d’identité des électeurs concernés, d’autre part.
Présentés pour la première fois en appel, après l’expiration du délai de recours, ils sont irrecevables. 
Rendu dans le cadre de la contestation d’élections consulaires, l’arrêt ici commenté fournit un éclairage intéressant sur une notion spécifique au contentieux électoral : le grief d’ordre public.
CAA Marseille, 5e ch., 27 juin 2022, n° 22MA00689, Elections à la chambre des métiers et de l’artisanat de Corse
(…)
2. Il résulte de l’article 32 du décret du 27 mai 1999 relatif à la composition des établissements du réseau des chambres de métiers et de l’artisanat et de leurs chambres de niveau départemental et de l’article R. 119 du code électoral que les élections aux chambres des métiers et de l’artisanat peuvent être contestées dans un délai de cinq jours suivant la proclamation des résultats. S’il découle de ces dispositions qu’un grief formulé après l’expiration du délai de recours qu’elles fixent n’est pas recevable, hormis le cas où il est d’ordre public, elles ne font pas obstacle à ce que l’auteur d’une protestation développe les griefs qu’il a soulevés dans ce délai après l’expiration de celui-ci.

3. Contrairement à ce que soutient M. Y…, les griefs tirés de ce que plusieurs électeurs n’ont pas été destinataires de leur matériel de vote après en avoir demandé la communication, d’une part, et de ce que les signatures de plusieurs demandes de communication des matériels de vote ne correspondent pas à celles figurant sur les documents d’identité des électeurs concernés, d’autre part, ne sont pas de nature à vicier radicalement un scrutin indépendamment de leur influence sur les résultats de ce dernier. Ces griefs ne sont pas d’ordre public. Présentés pour la première fois en appel, après l’expiration du délai de recours, ils sont irrecevables ».
Note :
Le 19 octobre 2021, deux listes se sont opposées dans le cadre des opérations électorales pour l’élections des membres de la chambre des métiers et de l’artisanat de Corse.
Le 22 octobre suivant, le préfet de Corse a transmis au tribunal administratif de Bastia les observations consignées au procès-verbal du recensement des votes par le candidat ayant conduit la liste battue.
Trois jours plus tard, ce dernier a saisi la même juridiction d’une seconde protestation électorale.
Par un jugement en date du 22 décembre 2021 (n° 2101236 et 2101247) le juge de l’élection bastiais a rejeté ces deux protestations après avoir estimé qu’aucun des griefs invoqués n’étaient fondés.
Un appel a alors été interjeté devant la cour administrative d’appel de Marseille, le Conseil d’Etat n’étant pas juge d’appel pour connaître de la contestation de telles élections professionnelles[1].
Mais, devant la cour, le protestataire ne se contenta pas de procéder à une reprise et un développement de son argumentation initiale outre une critique du jugement qui lui était défavorable.
Au soutien de sa requête en appel, il soulevait deux « griefs nouveaux »   ayant trait aux spécificités du vote pour ce type d’élections consulaires, à savoir :
  • Le fait que plusieurs électeurs n’auraient pas été destinataires de leur matériel de vote après en avoir demandé la communication ;
  • La circonstance que les signatures de plusieurs demandes de communication des matériels de vote ne correspondraient pas à celles figurant sur les documents d’identité des électeurs concernés.
Cependant, eu égard à la célérité traditionnelle qui le caractérise, il n’y a guère de place en matière de contentieux électoral pour la « découverte » d’un « grief nouveau » en cours de procédure.
En effet, des griefs distincts procèdent de causes juridiques différentes (CE, 20 mai 1966, Él. mun. Tox, AJDA 1967, p. 231, note D. Chabanol). Ces derniers doivent donc être soulevés dans le délai de recours contentieux, soit en l’espèce seulement cinq jours[2], et ceux qui ne sont pas d’ordre public sont irrecevables en appel s’ils n’ont pas été soulevés en première instance (CE, 28 janv. 1994, n° 143531, Él. cant. Lilas ; CE, 4 novembre 2020, n°440355, Él. mun. et comm. Frignicourt, JCP A 2020, act. 642).
Par ailleurs, les « précisions suffisantes » dont le protestataire doit assortir les griefs qu’il invoque pour permettre à la juridiction d’en apprécier le bien-fondé doivent être apportées dans le délai imparti pour introduire sa protestation. A défaut, lesdits griefs sont écartés comme irrecevables (CE, 29 juill. 2002, n°240103, Él. mun. Bastia, BJCL 2002, p. 519, note B. Maligner ; RFDA 2002, p. 1022, obs. P. Terneyre).
Cette rigueur a été notamment justifiée par la prémisse selon laquelle dans le délai de recours contentieux il conviendrait de fournir au juge toutes les précisions qui fondent la contestation.
Néanmoins, si le grief a été suffisamment précisé dans le délai de recours contentieux, l’auteur de la protestation peut encore le développer après l’expiration dudit délai (CE, 29 déc. 2014, n°383127, El. mun. Croix-Velmer, JCP A 2015, act. 14, AJDA 2015. 10, obs. C. Biget ; AJDA 2015, p. 1846, Chron. G. Odinet et L. Dutheillet de Lamothe ; AJCT 2015, p. 81, pratique M. Yazi-Roman).
Enfin, la rigueur jurisprudentielle est encore renforcée par le fait que « la même sévérité est observée quant à la similitude des griefs » (L. Erstein, JCP A 2021, Act. 656).
Reste que, en l’espèce, l’appelant prétendait esquiver l’ensemble de ces écueils en arguant de la circonstance qu’il demeurait recevable à invoquer, à tout moment, des griefs d’ordre public.
Mais qu’est-ce qu’un grief d’ordre public propre au contentieux électoral ?
A travers ses conclusions[3] éclairantes prononcées sous l’arrêt « Elections municipales de Montreuil », (CE, 17 juin 2015, n° 385859, JCPA 2015, act. 576) Monsieur Vincent DAUMAS, rapporteur public au Conseil d’Etat, après avoir rappelé que la jurisprudence en « retient une conception restrictive »[4] justifiée par la nécessité de juger les contentieux électoraux dans de courts délais[5], nous en a donné cette définition à notre sens idoine : celui qui a trait à une règle dont la « méconnaissance suffit en elle-même, quelle que soit son ampleur et les circonstances de l’espèce, à vicier radicalement une élection ».
Sont ainsi considérés comme des griefs d’ordre public : la convocation tardive des électeurs (CE 26 juin 2015, n° 388409, El. Mun. Camopi, AJDA 2015, p. 1296) ; l’inéligibilité d’un candidat (CE 16 févr. 1972, n° 83672, El. Mun. Monfaucon) ou encore l’application d’un mode de scrutin erroné (CE, 13 mars 1936, n° 49753, El. Mun. Désertines).
Il en va par contre tout autrement des règles affectant les opérations de dépouillement (CE, 2 févr. 2022, n°236264, El. Mun. Montségur) ou du grief tiré de la circonstance que la commission administrative chargée de la révision des listes électorales était irrégulièrement composée (CE, 14 janv. 2022, n°236041, El. mun. Lamazière-Basse).
Dans le cadre du contentieux qui nous occupe, en adoptant la grille d’analyse proposée par Monsieur DAUMAS, il pouvait donc être objecté que les deux griefs soulevés en cause d’appel ne sont pas de ceux qui répondent à la définition d’un grief d’ordre public.
En effet, les irrégularités invoquées par l’appelant ne sont pas forcément de nature à emporter une solution aussi radicale que l’annulation de l’ensemble des opérations électorales. Tout dépend de leur ampleur.
A la lecture de son arrêt du 27 juin 2022, c’est bien ce raisonnement que paraît avoir retenu la cour administrative d’appel de Marseille.
Après avoir rappelé« qu’un grief formulé après l’expiration du délai de recours qu’elles fixent n’est pas recevable, hormis le cas où il est d’ordre public », elle a considéré que les deux griefs qui nous occupent « ne sont pas de nature à vicier radicalement un scrutin indépendamment de leur influence sur les résultats de ce dernier. Ces griefs ne sont pas d’ordre public » et en a conclu que « Présentés pour la première fois en appel, après l’expiration du délai de recours, ils sont irrecevables ».
Cette décision peut, en raisonnant par analogie, nous amener à considérer que nombre de griefs, notamment en matière de propagande électorale[6], ne peuvent être valablement regardés comme étant d’ordre public.
Au total, il relève donc du truisme d’inciter les protestataires, et le cas échéant leurs conseils, à présenter dans le (très) bref délai de recours contentieux une argumentation la plus exhaustive possible.
Ceci, sauf à courir le risque d’une omission qui ne serait pas « rattrapable ».
La tâche est ardue…et implique de s’y atteler dès la proclamation des (mauvais) résultats électoraux…
Pour rigoureuse qu’elle soit, la position du juge administratif se justifie, tout comme les dispositions du code électoral ayant trait au caractère suspensif de l’appel ou du pourvoi en la matière, par le caractère atypique du contentieux des élections.

[1] Art. 32 du décret n° 99-433 du 27 mai 1999 relatif à la composition des établissements du réseau des chambres de métiers et de l’artisanat et de leurs chambres de niveau départemental et à l’élection de leurs membres « L’appel est formé devant la cour administrative d’appel dans les conditions fixées aux articles R. 811-1 à R. 811-14 du code de justice administrative ».
[2] Art. 119 du code électoral et 32 du décret précité du 27 mai 1999.
[3] Concl. consultables sur Ariane Web.
[4] Son collègue, Monsieur Rémi DECOUT-PAOLINI, est d’un avis contraire : « vous avez en matière électorale une conception élargie des moyens d’ordre public » (concl. sous CE, 18 octobre 2017, n°410193, JCP A 2018, p. 2062).
[5] En l’espèce trois mois art. R 120 du code électoral.
[6] Art. R 34 du code électoral.

 

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